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L'événement que j'ai tenu secret durant plus de huit ans

Ce que je vais raconter maintenant, je l'ai tenu totalement secret durant plus de huit ans. Je n'en ai parlé qu'en partie, au mois de juin 1984, à mon ami Roger Kahil, au Canada, et tout dernièrement au P. Joseph Malouli.

En fait, cet événement provoqua en moi un choc réel et une interrogation, au point que je finis par l'éloigner de ma pensée... si bien qu'en dépit de ma bonne mémoire, je ne me souviens plus de la date exacte, ou plutôt des deux dates exactes de cet événement. Je me rappelle seulement qu'il est arrivé entre le 10 et le 15 décembre 1982, et pour cela, les raisons ne manquaient pas.

Puis, un jour vint où certaines des paroles entendues alors remontèrent à la surface de ma mémoire, voire de tout mon être. Et depuis, ces paroles ne cessent, à tout instant, de m'accompagner.

Cet événement, j'en parle aujourd'hui parce que l'un de mes amis, Antoine Makdisi, que j'ai consulté pour savoir s'il fallait le taire ou le dire dans mes "mémoires sur Soufanieh", m'a pressé d'en parler, le considérant comme un fait-charnière dans mon attitude concernant tout le Phénomène de Soufanieh. Pourtant, je ne lui en ai dit que des généralités. C'était le mercredi soir, 6 mai 1987. Deux jours après, Antoine Makdisi m'a téléphoné pour m'engager encore une fois à en témoigner.

Et je le fais, bien qu'après huit ans et demi. Car ce qui est arrivé alors, même si j'en ai oublié certaines paroles, j'en garde l'essentiel parfaitement présent à ma mémoire.

Un soir, je priais avec Myrna dans la "chambre de la Vierge", avec plusieurs membres de sa famille : son père, sa mère, sa sœur Lina, sa belle-mère Alice, sa belle-sœur Hélène. Myrna était à genoux face à l'Image.

Tout à coup, elle porta ses deux mains à sa tête. Son visage se crispa. Elle s'appuya au lit, tout près de sa mère assise sur ce lit. Puis, pressant deux doigts dans ses oreilles, elle ferma les yeux et dit :

- J'ai un bourdonnement aux oreilles.

Ensuite, elle a demandé : - Comment s'appelle le Père ?

Sa mère lui a dit en me regardant, inquiète - Elias.

Myrna a poursuivi d'un ton interrogateur : - Elias ?

Puis elle s'est calmée et a commencé à parler en ces termes - Mon fils Élias, poursuis ton travail d'annonce de la foi...

Interloqué, je fixai Myrna des yeux : elle m'a paru ne pas se rendre compte de ce qui lui arrivait. Je me sentis gêné, mais j'écoutai bien ce qu'elle continuait de dire, et dont une partie me concernait. J'étais réellement gêné à cause des personnes présentes, au point que je ne me souviens plus de ce qui a été dit après ces premiers mots... Et je n'ai ressenti un certain calme que lorsque j'ai entendu Myrna dire de sa voix paisible et monotone :

- Je veux que vous me contruisiez un "lieu de prière" (en arabe : mazaran') sur la porte extérieure. Enlevez une pierre de l'arc de la porte, et placez-y mon image, pour que les gens viennent prier. Et écrivez dessus une expression de remerciement à mon Fils Jésus.

Puis Myrna s'est tue. Elle avait toujours deux doigts dans ses oreilles. Tous se regardaient avec étonnement. Ensuite, Myrna a laissé retomber ses mains, et après avoir ouvert les yeux, elle nous a regardés d'un air interrogateur. Je lui ai alors demandé

- Myrna, qu'est-ce qui t'est arrivé ?

- Je ne sais pas. J'ai seulement entendu un bourdonnement. - Tu ne te souviens pas de ce que tu as dit ?

- Mais est-ce que j'ai dit quelque chose ?

Puis j'ai prié toutes les personnes présentes de ne rien dire de ce qui était arrivé et de ce qu'elles avaient entendu, de peur d'une incompréhension, ce qui risquerait de dénaturer le Phénomène. Je sentais alors que les choses n'en étaient encore qu'à leur début.

Mais ce qui avait été dit m'avait rendu perplexe.

Car la route que j'avais suivie en tant que prêtre, depuis de nombreuses années, contrarie celle que suivent la plupart des autres prêtres à Damas, voire en dehors de Damas... Est-ce que donc cette voix cherchait à me pousser dans une impasse définitive ?

Et "l'annonce de la foi ?" Que devais-je comprendre de cette expression ? Est-ce qu'elle visait toute la ligne de conduite sacerdotale que je me suis assigné, à l'encontre de beaucoup ? Ou bien cette expression voulait-elle tout simplement souligner mes homélies du dimanche soir durant la messe, à propos de Soufanieh ? Mais la distance entre les deux hypothèses me paraissait énorme !

En outre, qu'est-ce que je faisais, alors que j'avais l'impression de ne rien faire ? En effet, j'avais toujours le sentiment de ne rien faire, ce qui me poussait au travail avec une pression qui me rendait l'existence pesante, à tout instant. À peine faisais-je un pas que je me voyais sur une route qui en exigeait des milliers ! Et c'était cela peut-être le secret du dynamisme que je ressens au fond de moi-même et qui étonne les gens, même quand il arrive à certains d'entre eux d'en parler avec moi. Alors que je suis le premier à m'en étonner, vu la pesanteur effrayante que je supporte au fond de mon être.

Deux ou trois jours après, un soir, Nicolas m'a pris à l'écart et m'a dit :

- Père, je sens que Myrna a besoin de beaucoup prier. Si tu pouvais prier seul avec elle dans la chambre

Ce n'était pas la première fois que Nicolas me faisait une telle demande. Je m'étonnais quelquefois de ce sentiment pressent chez Nicolas. Mais, avec le temps, son attitude me parut naturelle, dans la logique du Seigneur, mais pas dans la logique des êtres humains, ni dans celle de l'ancien Nicolas. Ce jour-là, j'ai attendu que tous les fidèles soient partis, pour demander à Myrna de prier seul avec elle, ma demande lui a paru chose normale.

Nous sommes entrés dans la chambre. Myrna s'est mise à genoux face à l'Image. Moi-même, je me suis agenouillé à côté «elle. Comme d'habitude, nous avons prié tantôt à haute voix, tantôt dans nos cœurs. Tout à coup, au bout d'un petit moment, Myrna a porté les deux mains à sa tête, puis a placé deux doigts dans ses oreilles. Son visage s'est crispé et elle a fermé les yeux. Après quelques instants de silence, elle a commencé à parler sur un ton monotone et calme.

Ce qu'elle a dit m'a littéralement foudroyé, car cela me concernait directement. Je ne me souviens pas combien de temps Myrna a parlé, mais elle a résumé toute ma vie, d'une façon qui a soulevé des craintes en moi, violemment. J'avais l'impression que les mots me tombaient sur la tête comme des coups de marteau. J'entendais, sans y croire, et je m'interrogeais...

Sous le choc de la surprise, j'ai retenu, un à un, les premiers mots entendus. Mais la force de la surprise et la violence des craintes soulevées firent que j'entendais les mots mais ne pouvais en retenir que quelques-uns. En effet, les questions que je me posais ne faisaient que grossir après chaque mot. Je n'ai retenu de la seconde partie du message prononcé par Myrna - et c'est la plus longue - que quelques mots dont certains ont été dits deux fois, ce qui redoubla mon interrogation et mes craintes.

Myrna a prononcé ces mots :

«Mon fils Élias, Moi, je tai relevé du lit de maladie, et je t'ai fait quitter ton église, et venir ici pour Me servir. »

Cette partie du message pénétra instantanément dans ma mémoire. Il y eut un moment de silence, au cours duquel je me suis répété ces mots en moi-même, en me demandant avec étonnement : «Pourquoi moi précisément ? A qui appartient cette voix?»

Puis, Myrna a repris la parole :

«Poursuis ton travail d'annonce de la foi. Tu es un apôtre. Tu es bon.

Moi, je connais ton long combat depuis le saint mois de juillet.

Je connais ton combat avec toi-même et avec tous ceux qui sont autour de toi.

Et surtout avec ton église et les autres églises. Tu es un apôtre. Tu es bon.

L'unité que tu recherches viendra. »

Voilà ce que j'ai retenu. Et je l'ai retenu à la lettre. Et ce n'était qu'une minime partie de ce que j'ai entendu.

Ce que j'ai oublié, je l'ai plutôt oublié par suite du choc de cette surprise qui me portait d'un mot à l'autre, sans me laisser une possibilité de respirer ou de répondre.

Quand Myrna a cessé de parler, elle est restée un moment comme absente du monde extérieur, puis elle a laissé retomber ses bras et a ouvert les yeux. Après s'être tue, elle m'a regardé d'un air qui semblait me dire: «Où suis-je ? »

Alors, j'ai respiré de soulagement et je l'ai interrogée

- Myrna, qu'est-ce qui t'est arrivé ? - Je ne sais pas, dit-elle. - Tu ne te souviens de rien ? -Absolument rien ! - Tu viens de parler à l'instant... -Qu'est-ce que j'ai dit ? Demanda-t-elle.

Avec hésitation, je lui ai répété une partie de ce qu'elle venait de dire. Elle répondit à nouveau :

- Je ne sais pas ce qui m'est arrivé.

J'ai patienté un moment, puis j'ai ouvert la porte de la chambre, et j'ai appelé sa mère et Nicolas, son mari. J'étais manifestement troublé. Je leur en ai parlé un peu et les ai priés de n'en rien dire à personne, de peur de soulever un surplus de doute autour du Phénomène. Je me suis rendu compte plus tard qu'ils ont parfaitement gardé le secret.

Quant à Myrna, rien ne pouvait percer son mutisme.

Depuis lors, je me mis à réfléchir en me remémorant ce que j'avais entendu. Je priais et je m'interrogeais. J'avais réellement entendu ce que j'avais entendu. Aucun doute n'était possible à ce sujet.

Mais ce que j'avais entendu soulevait en moi plus de doutes, a priori, que lorsque le Phénomène avait été mentionné pour la première fois devant moi. Et bien plus de doutes que je n'en avais soulevé moi-même depuis l'instant où je m'étais vu embarqué dans ces Événements...

J'avais déjà éloigné l'explication de supercherie...

J'avais aussi éloigné les explications d'ordre physiologique et médical, face à l'exsudation d'huile des mains de Myrna et de certains fidèles en prière, ainsi que de l'Image.

De surcroît, la permanence de la prière et la gratuité totale dans le comportement des gens de la maison et de tous ceux qui y venaient, m'avaient convaincu qu'on ne pouvait envisager des manifestations de forces magiques. Car tout s'y passait dans la lumière et en public.

Mais cela était-il suffisant pour exclure la possibilité d'une intervention diabolique ? N'est-il pas au pouvoir du démon de se travestir en ange de lumière pour un moment ? Ne chercherait-il pas à nous rapprocher de Dieu, à sa façon, pour nous heurter tous ensuite, par un jeu qui nous dépasserait tous ?

J'étais pris dans un tourbillon de questions qui ne me lâchait pas. Mais cela ne m'a pas empêché de rester présent à la maison et d'y prier. Bien plus, ma prière se faisait plus insistante.

Dès le premier jour, j'avais avisé mon supérieur ecclésiastique ; et il m'avait demandé de continuer mon observation, mais en prenant bien garde. En fait, cette recommandation de mon évêque était superflue, prévenu que j'étais déjà par ma formation et mon expérience prématurée à ce propos. Et cependant, j'ai continué mon observation, surveillant de très près l'Image et les hommes, dont certains plus particulièrement, pour éviter des "déviations" capables de brouiller les choses.

Où que je fus, à la "maison de la Vierge" ou à l'église, je passais mon temps dans un état de prière et de méditation continuelles, demandant au Seigneur sa lumière pour nous guider, de peur de commettre une maladresse, consciemment ou inconsciemment, d'autant plus que nous avions affaire à un événement absolument nouveau. Par le passé, quand je lisais dans la vie des saints des faits semblables à ce dont j'étais témoin maintenant, je pensais qu'il s'agissait d'une espèce d'affabulation ou d'exagération due tout simplement à l'imagination enflammée de personnes pieuses.

En outre, je ne refusais aucun échange avec les gens, prêtres ou laïcs, médecins, scientifiques ou simples fidèles, à Soufanieh même ou ailleurs. Jusqu'au jour où je me suis senti saisi de lassitude, voire d'un certain désespoir concernant cet échange stérile - apparemment du moins - avec certaines personnes, prêtres et religieuses surtout.

Tout cela, je l'avais vécu en moi-même. Mais je n'étais pas personnellement touché.

Mais quand j'ai entendu Myrna dire ce qu'elle a dit, alors un doute plus grave s'est glissé au fond de moi dés les premiers mots.

Je me suis dit en moi-même :

Voici des choses que Myrna ignore. Et nul ne les connaît, si ce n'est moi-même et ceux qui m'ont accompagné au cours de ma vie de prêtre depuis les débuts, et même déjà bien avant mes débuts de prêtre.

Ce qu'a dit Myrna ne correspond pas à la réalité, si ce n'est une ou deux choses :

Ce qui y correspond, c'est ma maladie. En effet, je suis malade depuis ma petite enfance. J'ai une santé qui connaît régulièrement des crises aiguës. Il m'est arrivé lors de certaines maladies de me considérer comme fini, quant à la possibilité de poursuivre un travail sérieux et raisonnable, du point de vue humain et sacerdotal, non ce travail de routine où je me contenterais de peu, même s'il passe aux yeux de certains pour être un travail valable, alors qu'il ne serait pour moi qu'immobilisme et dégénérescence'.

Ce qui correspond aussi à la réalité :

C'était ce dont j'ai toujours rêvé - et ce que j'ai recherché par mes paroles et par mes écrits, dans le domaine de mon travail sacerdotal immédiat -je veux dire l'Unité de l'Église, une Unité qui permette à l'ensemble des chrétiens, et surtout la jeunesse chrétienne, d'en finir avec ce déchirement, cet éparpillement, cet affrontement conflictuel et

1. Qu'il me suffise de signaler une typhoïde qui avait failli m'emporter à deux ans, en 1935, et une bronchite chronique survenue à 14 ans, suivie et accompagnée d'une otite double et tenace. Elles ont fini, toutes les deux, par atteindre sérieusement mes cordes vocales en mars 1966. Or, ceci a limité un certain temps mon activité d'enseignant et de conférencier et a provoqué l'impossibilité définitive de chanter, ce qui était pour moi comme une amputation à mon activité spirituelle et liturgique, surtout auprès des jeunes.

Cette perte de potentiel humain et d'espoirs, dont nous souffrons tous. Une Unité qui mette fin au déchirement qui caractérise notre présence dans la réalité arabe. En fait, je rêvais d'une jeunesse qui soit ferment de l'Unité chrétienne, qui permette à tous les chrétiens, dans notre Orient arabe, de porter au Seigneur Jésus un témoignage sincère et fort, dans une société où notre survivance est considérée comme un miracle divin. Vraiment je rêvais d'une jeunesse chrétienne unie en son cœur et son activité, cultivée et fidèle dans sa foi, qui vive l'incarnation là où nous sommes, dans cette société arabe précisément, sans évasion ni aliénation, mais dans l'espérance, l'amour, la sincérité et la joie.

Cet aspect des paroles de Myrna correspondait aussi à la réalité. Ceux des jeunes qui m'ont connu et ont collaboré avec moi, savent cela. Et les responsables ecclésiastiques qui se sont succédé à Damas et en dehors de Damas, depuis vingt ans, connaissent très bien les nombreuses démarches qui me portaient de l'un à l'autre, sans lassitude, jusqu'au jour où je fus pris de désespoir face à eux, et où j'ai cessé de m'en ouvrir à eux, sans cacher mon attitude aux jeunes, leur laissant, à ces jeunes, toute liberté d'action à ce sujet.

Tout cela était vrai et n'avait pas besoin d'un "devin" pour être révélé.

Mais les autres paroles prononcées par Myrna me semblaient et me semblent toujours loin de la réalité profonde de ce que je connais de moi-même.

Moi, un apôtre ? D'où cela me viendrait-il ?

En effet, l'apôtre est "possédé" par celui qui l'envoie. Et moi, je me connais dans tout mon être qui se dérobe à la puissance du Seigneur, ne lui donnant pas la possibilité de me changer.

Quant à ce que je fais, cela ne saurait être plus qu'un grain de sable, face à la montagne de travail apostolique qui devrait être soulevée par moi ou par beaucoup d'autres.

En outre, l'apôtre vit de joie avec celui qui l'envoie. Tandis que moi, je suis en continuel reproche avec "Celui qui m'a envoyé", lui reprochant son impuissance à me changer, lui reprochant son insuccès apparent dans la structure de l'Église, sa marche et ses responsables, au point qu'il m'arrive fréquemment de me sentir servir une cause perdue d'avance.

Moi, apôtre ? Crevé de tristesse sur une Église que j'aime ? Mais mon amour pour elle s'est transformé en une colère quasi continuelle, la colère de celui qui aime, déçu par celui qu'il aime.

Moi, apôtre ? Alors que j'ai laissé l'institution ecclésiastique me voiler la Face de mon Grand Amour, Celui que j'ai choisi un jour dans un élan que rien n'a réussi à plier. Alors que j'ai fini par savoir, depuis des années, que c'est Lui qui m'a choisi, dans le secret de son Amour, et qui continue de me choisir tous les jours, avec une attention presque palpable dans les grands tournants de ma vie, tout comme je l'ai perçu dans les petits détails de ma vie de tous les jours.

Moi, apôtre ? Alors que je laisse le travail me dévorer, au lieu de laisser le visage du Seigneur toujours sous mes yeux, pour qu'Il soit à tout instant, Lui seul, le premier et le dernier dans toute ma vie ?

Peu m'importe après cela si les gens s'étonnent d'une activité que je trouve, moi, extrêmement réduite et superficielle.

Mais que je sois bon est une chose qui ne m'a pas étonné. Cependant, de quelle bonté s'agit-il ? La voix m'a rappelé mon précédent supérieur ecclésiastique, le patriarche Maximos IV, avec qui j'ai toujours été en conflit, et quelquefois en conflit violent. Deux mois et quelques jours avant sa mort, il m'avait appelé à son bureau, et après m'avoir invité à m'asseoir près de lui, il m'avait dit :

Le patriarche me reprochait toujours une violence qu'il m'assurait «être dirigée vers le mal». J'entends beaucoup de personnes me reprocher d'être bon, trop bon même. C'est possible. Et j'espère être bon ! Cela me vaudra-t-il miséricorde ? Peut-être, mais je suis perplexe face à cette qualité, et ceci pour deux raisons :

La première est qu'à cause d'une bonté naturelle, enracinée en moi pour avoir vécu dans une famille pauvre, souvent injustement traitée et exploitée, j'en suis venu depuis ma tendre enfance à m'insurger contre toute apparence d'injustice, sociale ou existentielle. Or, le mal qui frappe toute l'existence humaine a toujours été à mes yeux une injustice à laquelle je n'ai jamais trouvé aucune explication ou acceptation logique. Surtout le mal qui atteint les enfants. Que dire du mal qui frappe des peuples entiers ? L'histoire humaine est une succession de maux qu'un Grand a essayé de racheter de temps en temps, et le plus grand parmi ces Grands est certainement Jésus, mais rien n'a changé dans l'existence humaine, ni essentiellement ni socialement. D'où mon désir fou, plutôt ma fringale, de repétrir ce monde avec mes mains, pour en arracher toute cause et apparence de mal. Mais aussi, hélas ! Le sentiment terrible, ancré en moi, de l'impuissance face au mal, et mon éternelle question lancée à Dieu sur le mal, et ma grande question posée à Jésus sur une souffrance par laquelle il a voulu mettre un terme au mal, mais qui semble n'avoir rien changé à ce mal. Quant au Sens qu'Il a donné au mal et à travers lui, à l'existence tout entière, ce sens reste le privilège d'une minime partie de gens. Ceux-ci n'ont toutefois pu y accéder qu'au bout d'une longue et exténuante marche, qui leur a donné une paix relative et les a transformés en Phare. Leur lumière éblouissante éclaire la laideur de l'ensemble qui traîne sous le poids de maux qui ne font que grossir.

La deuxième raison découle logiquement de la première : ma détermination à combattre le mal, avec une ténacité qui me paraît fréquemment bête et d'avance inutile, dans des initiatives extrêmement limitées, mais que je m'obstine à entreprendre, avec le sentiment de celui qui voudrait adoucir la mer avec une goutte d'eau. D'où aussi les initiatives dangereuses que j'ai pu entreprendre en tant que prêtre, en ce qui concerne les étudiants, les plus jeunes et l'institution ecclésiastique. Celles-ci me font sentir, quand j'y songe et que je pense à l'opiniâtreté que j'y mets, qu'une attention particulière du Seigneur m'a protégé et a protégé ceux dont j'ai la charge, de nombreux dangers qui me paraissent inhérents à ce genre d'initiatives.

Et c'est là que je trouve un lien profond et logique entre ces deux mots : «Tu es apôtre... tu es bon». En d'autres termes, j'ai l'impression d'entendre au lieu du mot «bon», le mot «bête», oui «bête». Car je trouve qu'une «bonté» qui atteint un tel degré d'orgueil et d'ambition, n'est que bêtise pure. En effet, que de fois, j'ai senti, ou plutôt, je me suis trouvé en train de reprocher à Dieu une malformation du monde, qui provoquait ma colère, ma tristesse et mes pleurs. Et que de fois Mgr Alfred Ancel, ce "grand Aimant" - cet évêque français qui m'a aimé comme jamais supérieur ecclésiastique local ne m'a aimé - que de fois devait-il me dire: «Mon enfant, ne te mets pas à la place de Dieu, et ne crois pas pouvoir changer le monde, et contente-toi de ce que tu peux faire avec la grâce du Seigneur, au niveau de la paix en toi et autour de toi. »

«Tu es apôtre... tu es bon. » Ces mots semblent me dire que, dans ma recherche de prêtre et dans mon aspiration à l'absolu, j'ai pris des initiatives qui pouvaient ne pas être toujours heureuses. Que de fois ai-je entendu grands, et petits mêmes, exprimer leur étonnement devant les dangers de certaines situations. Mais le Seigneur m'a accordé une protection spéciale, ainsi qu'à ceux dont j'avais la charge. C'est comme s'Il avait voulu prendre en pitié ma bonté naturelle. Il m'a protégé et Il a protégé ceux qui ont marché avec moi ou qui essaient de marcher avec moi sur Son Chemin.

Moi, "bon ?" Et cette violence profondément ancrée en moi ? Comment concilier la bonté et la violence ?

Bien plus, j'étais violent à cause de cette bonté, et même très violent C'est d'ailleurs ce que beaucoup me reprochent, depuis bien longtemps. Que de fois, je me suis vu m'adresser à moi-même des reproches à cause de cette violence que je trouvais stupide. Or ma violence se déchaîne au plus profond de mon être face à une existence que je trouve tordue, et face à des "responsables" que je vois, aussi bien dans la société que dans l'Église, se comporter de façon à multiplier dans les hommes et le monde, la distorsion et le mal. J'éclate alors, comme un volcan, et j'adresse des reproches qui atteignent quelquefois un degré insupportable de défi, de dureté et de franchise. Et c'est peut-être là le secret de l'attraction de mes homélies du dimanche soir et de certains de mes écrits.

C'est pourquoi, il m'est arrivé d'être triste dans ma bonté, ma violence et ma stupidité à la fois.

Et c'est pourquoi aussi, je me suis souvent jugé durement et j'ai souvent jugé durement les autres, surtout les responsables ecclésiastiques, au point qu'il m'arrivait quelquefois d'éprouver du désespoir.

Je me ressaisissais alors et je me souvenais de moi-même et d'autrui. Je me souvenais de la faiblesse ancrée en moi et en tout homme. Et j'en éprouvais de la pitié.

Je m'étonnais d'une telle attitude, contraire aux plus simples principes du réalisme et de l'intelligence. Je me reprenais, demandant pardon au Seigneur, pardon pour moi-même et pour tout autre. Demandant aussi la grâce de l'amour uniquement. Pour aimer uniquement, sans porter de jugement. «Tu es un apôtre... tu es bon.»

Quelle est cette voix ? Et pourquoi cette voix ? Serait-ce pour me rappeler la réalité ? Ou pour m'inviter à l'espérance, comme c'est toujours le cas entre le Seigneur et l'homme? Ou pour me plonger dans une dangereuse illusion qui me ferait croire que je suis chargé d'une mission où l'amour-propre et la vanité m'entraîneraient dans une chute fatale ?

Quant au «combat», dont il est question dans ces paroles mystérieuses entendues, il ne se trouve pas un seul prêtre qui ne l'ait vécu. Mais je reconnais que j'essaie de me tenir debout depuis des années -ou c'est ainsi que je le ressens - face à presque tout le monde, dans une conduite de vie qui va à l'encontre de tous, quant à ma conception de l'autorité et de l'utilisation de l'argent dans l'Église.

Pour moi, je suis dans l'Église et de l'Église. Mais je trouve, dans mon Église orientale, surtout, un comportement vis-à-vis du pouvoir et de l'argent qui pourrit l'Église. Cela m'est insupportable et je m'insurge, au point que beaucoup ont fini, me semble-t-il, par croire que je me rebelle contre l'Église. Et je ne manque pas d'amis qui me conseillent de faire des concessions, surtout à propos de l'argent, sur des pratiques auxquelles ils ne voient ni de près ni de loin aucune possibilité de réforme. Ils jugent donc inutile mon obstination à les dénigrer et à les combattre. Certains semblent même craindre, que cette obstination, ne M'amène à devoir quitter l'Église.

J'en suis arrivé à me demander quelquefois si j'ai tort ou raison de m'en tenir à cette conduite. Mon seul argument, je le tiens de ma certitude absolue que rien n'a détruit et continue de détruire l'Église comme le mauvais usage de l'autorité et de l'argent. Alors que l'autorité et l'argent devraient être deux instruments de libération de l'homme, spécialement en ce qui concerne les prêtres et les évêques, ils sont devenus des instruments décisifs d'asservissement du prêtre, surtout de ceux qui se trouvent à des postes de responsabilité et d'autorité.

Pour ce qui est de l'allusion au «mois sacré de juillet», elle augmenta mes soupçons quant à l'origine de cette voix. J'étais quasi certain, en écoutant cette voix parler par Myrna, et plus tard en y réfléchissant, que son origine ne pouvait être que diabolique, car elle cherchait à me plonger dans le mal dont je souffrais. En effet, quelle relation peut-il y avoir entre le mois de juillet et la sainteté ? Est-ce parce que j'ai été ordonné prêtre le 5 juillet 1959 ?

Mais si la sainteté se mesure par les ordinations sacerdotales, le monde regorgerait de saints. Et où se trouve la sainteté dans une vie pétrie par le péché qui me poursuit nuit et jour, au point de me faire pleurer souvent? Une vie qui me fait sentir, toutes les fois que je me tiens à l'autel du Seigneur, que je suis le dernier à pouvoir prononcer Son Nom ? Et j'ai honte de lever mon regard pendant la prière, sauf pendant l'homélie. Comment concilier la sainteté avec une tristesse que j'ai éprouvée des centaines de fois, pour m'être présenté à un sacerdoce que je trouve bien plus grand que n'importe quelle personne humaine ? Quelle sainteté, quand j'ai déjà expérimenté que si je suis encore quelque peu debout, cela en revient au Seigneur qui a dû avoir pitié de Son Sacerdoce en moi ?

Ce qui avait renforcé mes doutes sur l'origine diabolique de la voix, c'était la promesse que l'union chrétienne «viendra».

Comment viendra-t-elle, alors que nous ne voyons depuis deux mille ans que des déchirements qui vont en augmentant dans l'Église, en Orient et en Occident? Comment "viendra" l'unité dans un Orient déjà morcelé et qui se déchire, pas seulement dans ses Églises, mais je dirais, dans chacun de ses individus? Quel Miracle pourra vaincre cet éclatement dans l'essence même de notre constitution, alors que tout, autour de nous, nous montre clairement qu'un ferment de mort travaille en nous d'une façon inéluctable, sans que se dessine à l'horizon le moindre signe annonciateur, de près ou de loin, d'une espérance d'unité quelconque ?

En outre, comment l'unité peut-elle se réaliser au niveau d'institutions d'où la corruption n'est pas absente et dont les responsables ont parfois un double langage ? Y a-t-il quelqu'un pour faire entendre un mot de vérité et de sincérité ? Mais s'il y a "un fou" pour crier un peu ces vérités, on l'étouffe, on l'isole, on le domestique.

Toutes ces pensées m'ont envahi comme un torrent tandis que j'écoutais la voix qui parlait par Myrna. Puis elles ont continué à s'insinuer en moi lentement, jour après jour, au fur et à mesure que le temps passait.

Je continuais à être présent à Soufanieh, mais avec un surplus de prudence, sans que personne ne puisse le remarquer. Je voulais connaître la vérité. Et je m'imaginais, comme le dit l'Évangile, que le démon a le pouvoir de prendre un aspect qu'il nous est difficile de découvrir.

L'inquiétude m'a durement travaillé pendant un certain temps.

J'ai eu peur pour mon sacerdoce. Il m'était difficile de continuer à tenir tête à tout le monde.

J'ai eu peur pour l'Église au service de laquelle j'ai mis ma vie.

J'ai eu peur pour le christianisme : il avait déjà assez souffert depuis deux mille ans.

J'avais peur de m'être compromis dans une aventure qui pourrait couvrir de honte le christianisme, dans un Orient qui l'avait déjà couvert d'avanies et d'avilissement.

Mais, de tout cela, je ne dis mot à personne.

Je priais en demandant au Seigneur Sa Lumière et Sa Force.

Au fur et à mesure que le temps passait et que se faisait jour la résistance à Soufanieh, j'ai souvent pensé que j'étais moi-même, pour une bonne part, la cause de cette résistance, en raison de ma situation propre dans mon église et au milieu des chrétiens de toutes confessions dans l'Église de Damas.

Mais aujourd'hui, après plus de huit ans et demi passés à "vivre Soufanieh", huit ans et demi au cours desquels j'ai touché du doigt la puissance du Seigneur à changer le cœur des gens, je ne doute pas un instant de l'origine divine de ce Phénomène.

Aujourd'hui, plus que jamais, même si je suis très loin de croire à la sainteté et aux qualités de l'apôtre que je voudrais être, les événements par leur succession m'ont apporté une réponse indiscutable sur la vérité de Soufanieh.

Je m'interroge : Ces paroles m'ont-elles été dites par Myrna afin que je sois encouragé à porter témoignage sur ce qui arrive, alors que la plupart se sont esquivés et continuent à le faire ?

Ce dont je suis absolument certain, c'est que le Seigneur choisit d'habitude ce qu'Il a de pire, pour montrer ce qu'Il a de plus merveilleux. C'est pour moi, après beaucoup d'autres, une vérité d'expérience et une conviction absolue.

Que le Seigneur soit remercié pour s'être servi de moi comme d'un soulier, pour permettre à Sa Mère de marcher sur le sol de mon pays

J'espère que mon péché, ma violence, mes actions ne Lui ont pas causé trop de mal.

J'espère enfin qu'Il m'a relevé dans Sa Miséricorde, non pas pour ce que j'ai essayé de porter comme témoignage, mais en raison de Son Amour gratuit et de Sa Miséricorde sans limite.